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Tuesday, August 01, 2006

LA VOIE ABRUPTE de CHEN-HOUEI (668-760) et TETSUGEN (1630-1682)


Il est impossible de résumer ou de commenter complètement l'œuvre fondamentale du maître Chen-Houei, disciple de Hui­ Neng, ainsi que celle de Tetsugen. L'étude de ces œuvres nous montre immédiatement les similitudes extraordinaires avec la pensée de Krishnamurti. Ceci est surtout évident pour Hui-Neng et Chen-Houei.

La doctrine bouddhique du Dhyâna, qui porta le nom de « Chan » en Chine et finalement du Zen au Japon, enseigne que l'on peut parvenir à la délivrance non seulement en une seule vie mais dans l'espace d'une seule pensée (ekacitta).
La vérité, disait Carlo Suarès, est une chose que l'on voit complètement d'un seul coup, ou bien que l'on ne voit pas du tout. Il n'y a pas de demi-mesure entre le dualisme et le non-dualisme. Pour Chen-Houei, l'illumination véritable et définitive ne peut être que subite. Il la désigne en chinois par le terme « touen wou », ce qui signifie une conversion totale et instan­tanée, un bouleversement complet de la conscience, une réalisation abrupte, non préfigurée, soudaine et totale.

S'attacher aux pratiques, faire effort pour atteindre la bodhi (sagesse), le nirvana, la vacuité, c'est rester dans le domaine des notions et du fabriqué.

Krishnamurti insiste également sur le fait que toutes les méthodes, les pratiques, les recettes innombrables fournies par les systèmes religieux, les sectes, aboutissent tous à des résultats. Mais tous ces résultats sont précisément conditionnés par les caractères spécifiques des méthodes employées. La réalité, nous dit souvent Krishnamurti, n'est pas un résultat, elle n'est pas fabriquée. Nous trouvons à la fois chez Krishnamurti et chez Chen-Houei le même respect d'une chose essentielle : le caractère de spontanéité du Réel. Ceci nous prouve d'ailleurs l'influence considérable du Taoïsme sur le Zen, l'élément fondamental du Taoïsme étant la spontanéité.
Chen-Houei déclare textuellement que « ceux qui partent du principe absolu parviennent rapidement au Chemin. Ceux qui cultivent les pratiques externes y parviennent lentement. » (Entre­tiens du maître Dyana Chen Houei, p. VI, par J. Gernet.)

« Du moment que l'on voit (réellement), dit Chen-Houei, les pratiques deviennent inutiles. Trancher les passions n'est pas le Nirvâna, dit-il : c'est la non-production des passions qui est le Nirvâna. »

Nous retrouvons toujours ici le thème central enseigné par tous les éveillés et repris par Krishnamurti. Le Sage demande, en effet, « qui supprime les passions, quels mobiles poursuit le « moi » dans la suppression ou la discipline de ceci ou de cela ? Ces processus ne font en général qu'emprisonner le « moi » dans un jeu de tensions s'exerçant entre le sujet (le « moi ») et les objets (ses passions).
C'est pour une raison identique, qu'en 1956 Krishnamurti terminait ses entretiens privés de Bruxelles sous la forme d'une question à la fois paradoxale et fondamentale : « les transforma­tions auxquelles nous procédons dans notre vie intérieure ou exté­rieure ne sont-elles pas inutiles aussi longtemps qu'elles procèdent d'un mobile personnel ? La seule transformation authentique ne serait-elle pas celle qui ne procède d'aucun mobile ? »

Ne procédant d'aucun mobile, et n'étant que l'expression spontanée du « sans cause », étant le « sans cause et sans effet », une telle transformation n'est plus susceptible d'être cataloguée dans le « fabriqué », le manufacturé.

Elle est libre des corruptions de la pensée.

Ainsi que l'exprime Chen-Houei, « on ne parvient à voir sa nature propre que grâce à une absence complète de toute activité soi-consciente de l'esprit, en rejetant d'un seul coup le causal (pratyaya) et le fabriqué (samskrta) ». Mais, nous dit Jacques Gernet « l'absence de pensée n'est rien d'autre que la substance de notre esprit propre » (1).

Nous trouvons ici une des clés les plus fondamentales expli­quant à la fois toutes les contradictions apparemment innombrables du Zen et de la pensée de Krishnamurti. Il faut comprendre que la vacuité, c'est-à-dire l'absence de pensées dualistes dans le mental, révèle la plénitude qui est éminemment substantielle. La vacuité doit être comprise comme l'absence de nos pensées habi­tuelles dualistes; elle révèle ce que Tetsugen appelle le « Corps d'essence ». Et lors de la réalisation expérimentale de cet état, le Sage qui en parle, par le fait même qu'il en parle, énonce des termes qui sont empruntés à l'ancien domaine des confections mentales, et un tel Sage se trouve pris aux pièges innombrables que commandent les commodités du langage.

On insiste également sur le caractère de spontanéité du Réel. « La règle unique du Tao, dit Granet (Pensée chinoise, p. 524), est le Wu Wei, la non-intervention. On pense certes qu'il agit, mais en ce sens qu'il rayonne inlassablement une vacuité conti­nue. »
Krishnamurti définit le même état d'être dans l'état d'amour véritable, lorsqu'il nous dit que c'est un pur état d'être, ni person­nel, ni impersonnel, rayonnant continuellement vers tout ce qui nous entoure, quel que soit le caractère favorable ou défavorable de l'accueil qui est fait à ce rayonnement.

Jamais il n'est question de quitter le monde, mais d'agir dans le monde sans s'identifier aux anciennes fausses valeurs qu'y accordait le mental.

L'impensable, dit Chen-Houei (Jacques Gernet, p. 10), réside dans le fait d'accomplir l'Eveil à partir de la production de l'esprit initial (transformation sans mobile du moi, dirait Krishnamurti). Il s'agit d'une union (yoga) née d'une pensée instantanée. Jacques Gernet précise que « pensée instantanée » est prise ici dans le sens d'intemporelle. Cette pensée d'un caractère transcendant se produit dès le moment où l'esprit est vide de toute pensée (wu nien), c'est-à-dire de toute notion (de toute valeur mémorielle, dirait Krishnamurti) et de toute opposition. L'absence de pensée, dit Chen-Houei, « c'est la pensée instantanée et la pensée instan­tanée c'est l'omniscience. C'est grâce à une connaissance sans distinction que le Tathâgata est capable de distinguer toutes choses ». Nous avons toujours insisté, tant dans nos articles précé­dents que dans nos livres, que nous ne pouvons pleinement jouer le jeu de la vie qu'en étant totalement libres de l'identification avec les formes qui lui servent d'expression.

Il ne s'agit pas pour Chen-Houei d'exercices à répéter quel­ques heures par jour, mais au contraire d'un état naturel perma­nent au sens où Krishnamurti nous dit que l'Eveil doit être réalisé tous les instants, en excluant finalement tout moment privilégié. Ainsi que l'écrit J. Gernet (p. 11) :

« Si l'école d'Houei Neng condamne la pratique de la récitation orale, c'est que pour elle esprit et paroles doivent aller de pair, car, dès que l'on voit en soi la nature du Bouddha, on reste dans un état d'oraison perpé­tuelle ».

Chen-Houei insistait également sur les dangers qui résident dans le fait de vouloir définir, de vouloir « demeurer » dans des notions, dans des valeurs préfabriquées. Ainsi que l'écrit J. Gernet (p. 12) : « Tout l'effort des maîtres de Dhyâna ne tend qu'à détacher les auditeurs de l'esprit d'erreur qui consiste à croire qu'il est possible et nécessaire d'avoir recours à des notions et de définir ce qui est en fait indicible. Il n'y a pas, en effet, de commune mesure entre l'absolu et notre stade de raisonnement logique fondé sur de vaines oppositions de concepts. C'est donc par un saut brusque que l'on doit « voir » en soi la nature de Bouddha..., en rejetant tout le causal (pratyaya), le fabriqué (samskrta), le relatif. On atteint alors cet état d'esprit d'un caractère transcendant qu'est le wu-nien. Mais, ainsi que nous l'avons développé maintes fois ailleurs, cet état ne met pas l'Eveillé dans l'incapacité de penser. Il est libre de l'identification avec ses pensées. Ainsi que l'exprime Chen-Houei (p. 13), « la pensée dans l'absence de pensée c'est la manifestation, l'activité (prayojana) de l'absolu. Lorsqu'on voit l'absence de pensée, on est maître de toute chose, lorsqu'on voit l'absence de pensée on embrasse toute chose. »

Mais cette absence de pensée, cette intégration totale à l'Univers se réalise par la révélation du dharmakaya, ou corps de pure essence qui, pour notre mental ordinaire, ne peut être défini autrement que par pure vacuité. Nous voyons à quel point ici les mots et les commodités du langage nous entraînent dans des affir­mations apparemment contradictoires, car, bien entendu, le « Vide » des bouddhistes n'est pas un néant absolu, mais une plénitude.
Yuan Tchrog-Che de la préfecture de Tchang demanda un jour à Chen-Houei : « Qu'est-ce que la vacuité et qu'est-ce que la non-vacuité ? »

Chen-Houei répondit : « Le caractère insaisissable de la substance de l'absolu s'appelle vacuité. » (Remarquons bien ici que Chen-Houei parle du caractère substantiel du corps d'essence au même titre que Tetzugen.)

Mais, continue Chen-Houei, lorsqu'on est capable de voir cette substance insaisissable et que l'on est alors plongé dans une quiétude constante, on possède des activités (prayojana) nom­breuses comme les grains de sables du Gange. C'est pourquoi on parle de non-vacuité.

Cette réponse donne à elle seule la clé de toutes les énigmes et de toutes les contradictions apparentes. D'une part, intérieure­ment, en profondeur nous réalisons la vacuité foncière qui est notre corps d'essence (dharmakaya), mais en surface nous agissons dans le monde sans nous identifier à lui (ce qui donne un aspect de non-vacuité). Il est évident que ces deux aspects sont apparem­ment opposés mais complémentaires.

Ce que nous exposons ici semble être confirmé par l'enseigne­ment de Tetsugen. Ce dernier fait d'une part appel au Prajnapa­ramita hridaya Sûtra (Sûtra du Cœur), évoquant continuellement le Vide fondamental.

« Si on voit que les cinq agrégats sont tous vides, on peut se délivrer de toutes les souffrances » et « La matière c'est le vide, et le vide c'est la matière ».

D'autre part, Tetsugen a écrit un poème très profond où il déclare (Sermons, p. 24) :

« Tous les phénomènes de l'Univers, transformés (2), sont des yeux. » La terre et le ciel manifestent la Lumière foncière (3). » Si l'on s'éloigne instantanément (4) et à jamais de la dualité du voyant et du vu» Le monde des dharma sans limite est le Diamant (5). »
Les similitudes de l'enseignement de la « Voie Abrupte », de Chen Houei, avec certains aspects de la pensée de Krishna­murti, nous montrent une fois de plus que les comparaisons entre le Zen véritable et la pensée du grand penseur indien sont très utiles et offrent une complémentarité extraordinaire qui, à notre humble avis, nous aide à mieux comprendre chacun des aspects de leurs œuvres, pour nous permettre un jour de mieux en mieux les appliquer.

Robert Linssen
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Notes:
(1) « II n'y a d'autre Dieu que l'homme purifié », dit Krishnamurti.
(2) Par la vision réelle.
(3) Du Dharmakaya.
(4) Allusion à la réalisation abrupte.
(5) Le Diamant est à la fois le Vide et la Plénitude d'un éclair éternel.La Voie Abrupte
de Chen-Houei (668-760) et Tetsugen (1630-1682)
Par Robert LINSSEN